Dans les glaces au bout de la nuit

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20 déc 2011 Dans les glaces au bout de la nuit

 

Vendredi 16 décembre 2011

1«…c’est une offre qu’il m’est impossible de décliner, et un risque qu’il me faut prendre ! »

12 h 05, des pas résonnent à l’extérieur de la cabane. Quelqu’un monte les marches. Nous avons de la visite. L’inconnu pénètre dans le minuscule sas, la seconde porte s’ouvre, un air glacial s’engouffre dans l’unique pièce en même temps que l’homme. «Tikilluaritsi David !» (Bienvenue). Passé la séance de déshabillage, où veste et bottes sont laissées devant l’entrée, notre ami s’installe sur l’imposant canapé en cuir noir. Sa forme en L donne à notre cabane un style arctique contemporain. Avec trois mètres cinquante, il est particulièrement adapté aux officielles journées de kaffemik, où, douze heures durant, il reçoit l’ensemble de la communauté. David est un chasseur inuit de trente-quatre ans. Petite moustache, trapu, une chevelure brune bien garnie masque partiellement une récente cicatrice, qui depuis le front, passe sur l’arcade sourcilière droite pour finir sur la joue, et accentue un regard profond aux allures de chien battu. Il y a quelques semaines, il est venu nous trouver afin de l’aider à rédiger une correspondance en anglais. Les propos relataient son récent accident, qu’il nous a patiemment détaillé. En août dernier, alors qu’il s’en revenait d’Upernavik, seul aux commandes de son embarcation hors bord, dans un état qui lui aurait certainement interdit de prendre un volant dans nos contrées, David a heurté la côte de plein fouet. Il a été éjecté, a longtemps nagé dans une eau à 0°, avant d’être retrouvé par un autre chasseur, inanimé dans les rochers à proximité des débris de son bateau. Hospitalisé pendant deux semaines, il regagne le village fin août, où il commence une lente et éprouvante convalescence. L’homme est marié et père de cinq enfants. (Cinq filles !) À quatre mois du choc et du traumatisme qui a failli lui coûter la vie, David fait face tant bien que mal, à sa nouvelle image, à ses migraines et la perte de son outil de travail. Avec l’arrivée de la banquise, et grâce à ses vingt et un chiens et ses deux traineaux, il est maintenant en mesure d’assumer ses responsabilités.

Une tasse de café fumante dans la main, notre ami nous regarde, songeur. Au bout d’un instant avec son anglais scolaire, il nous dit : « Je pars avec chiens. Alain, tu peux venir avec moi faire photo ! Nathalie m’accompagnera la prochaine fois ! » Qanga ? (Quand?) « Maintenant ! J’ai posé des filets dans quatre lieux vers l’est près de l’île Inugsulikavsak. Beaucoup phoques dans secteur ! » Et Nathalie de le questionner : « Mais David, tu nous as bien dit que la banquise est mauvaise, et qu’il est dangereux pour nous de nous y aventurer ? » « Pour vous oui ! Mais pas pour moi ! » Dans la foulée, il positionne sur une de nos cartes, l’emplacement de ses pièges. Le plus éloigné se situe à une bonne vingtaine de kilomètres. Et de préciser : « Possible longue journée ! » À l’extérieur, le paysage est obscur, alourdi par d’épais nuages qu’aucune lueur ne parvient à percer. Un léger vent du nord ronfle dans le conduit de cheminée, mais par chance la température est clémente. Le thermomètre affiche -12°. À l’idée de partir pour un tel périple le ventre vide, je me hasarde à retarder le chasseur et lui propose de se joindre à nous pour déjeuner. Il accepte sans hésiter. Pendant qu’il se régale d’un morceau de saumon fumé et d’une copieuse assiette de spaghettis, il se réjouit des superbes photos que nous allons ramener et qu’il pourra conserver. Mais, par cette nuit sans lune, les chances de le décevoir et de revenir bredouille, sans une image correcte, sont grandes. Mais c’est une offre qu’il m’est impossible de décliner, et un risque qu’il me faut prendre. Notre collation terminée, il s’en retourne préparer l’attelage et me demande de le rejoindre devant sa maison. Cela me laisse juste le temps de préparer le matériel de prise de vue, ainsi qu’un équipement de secours au cas où…

L’homme fixe les dernières garcettes et termine l’amarrage du chargement. Le platelage est couvert d’une bâche de nylon et tapissé de peaux de phoques. Abandonnant un instant ses chiens, dans un concert d’aboiements, il bascule l’imposant traîneau et se laisse entraîner dans la pente. Agrippé aux montants arrière, un pied trainant dans la neige, le corps en contre poids, il négocie de main de maître une série de virages avant de s’immobiliser sur la banquise, à une trentaine de mètres de la côte. Dix minutes plus tard, sa meute en laisse et le fouet fendant l’air, c’est en dompteur qu’il réitère l’exploit.

 

Je me laisse avaler par la nuit et ce monde inconnu que j’ai temps désiré.

Comme agitée par une force obscure, une longue houle agite le grand manteau blanc. Les inspirations et expirations répétées le maintiennent décroché du rivage. Entre cette faille et les grandes dalles ondoyantes aux formes de nénuphars, apparaît un élément liquide plus noir que la nuit. Il va sans dire que cela n’est pas fait pour me rassurer. Une large enjambée synchronisée sur la respiration du géant me fait franchir la zone dangereuse. Comme par magie, une fois embarqué sur le grand radeau de glace, le mouvement disparait, et c’est sur une blanche plaine que l’attelage arctique s’apprête à s’élancer. Suivant les consignes, je me positionne à l’arrière en travers du platelage. Le fouet claque. David court à hauteur de la horde. Les lignes s’allongent. Avec une surprenante douceur, le volumineux traîneau s’arrache et se met à glisser. D’un bond félin, le chasseur me rejoint. Nous sommes partis ! Parka contre parka, ne distinguant que vaguement la silhouette des chiens, je me laisse avaler par la nuit polaire et ce monde inconnu que j’ai temps désiré. Derrière nous, les lueurs, et les bruits familiers du village disparaissent. Dans ce monde de froid et de ténèbres, seuls, les craquements du bois du traineau, le souffle de la meute, et le frou-frou de la quarantaine de pattes en action nous connectent encore au réel. Un air glacial me pique le visage. Des larmes viennent se coller au verre des lunettes, masquant un peu plus la visibilité. Sans véritable dossier, la position n’est pas confortable. Avec les jambes à l’horizontale, les pieds sont les premiers à se refroidir. Un instant, je pense à courir avant de me raviser. La horde est disciplinée, son allure est lente, mais régulière. Le musher la dirige de la voix, le fouet n’est là que pour marquer un point au sol duquel les bêtes doivent s’éloigner. Par moment, l’homme émet de discrets sifflements, plus pour leur rappeler notre présence, et du même coup les encourager. Les bas nuages libèrent de fins flocons.

Le vent du nord m’oblige à changer de côté. Au loin, le village a maintenant disparu. Depuis le départ, nous cheminons parallèlement au relief, cap au nord-est, en direction de l’inlandsis Ikiossup Sermerssuaq. À une centaine de mètres de notre route vers le sud, une large bande sombre trahit la présence d’eau libre. Un récent coup de vent, et les assauts répétés de la houle ont eu raison de la fragile couverture de glace. Nous franchissons des bandes lisses découvertes de neige. Ces zones de fracture fraîchement refermées sont abordées à angle droit avec vitesse. La meute subitement accélère. Un autre attelage est peut-être sur le même tracé.

 

Dans les ténèbres de cette immensité glaciale, l’homme est un intrus.

À la vue de deux petits monticules de glace, d’un bond, l’Inuk s’éjecte en souplesse du platelage. En trois longues foulées, il s’empare d’une ligne de trait. Un ordre est lancé. La horde s’immobilise. À mon tour, le Nikon D700 à la main, je pose le pied sur la planète blanche. Le corps encore engourdi, mes pas manquent d’assurance. Dans les ténèbres de cette immensité glaciale, l’homme est un intrus. L’absence de repères est déroutante. Seuls les faisceaux de nos lampes frontales ramènent un peu de couleur et nous rappellent la vie. L’Inuk, armé d’un long pic d’acier est déjà à l’œuvre. Par des coups répétés, il brise la glace au pied d’un monticule auquel une des extrémités du filet est amarrée. En moins de deux minutes, la ligne est libérée. L’homme entame de légères tractions. La tresse n’offre aucune résistance. Son sourire s’efface, le piège n’a pas fonctionné. Sans mot dire, David se dirige sur une tache ocre émergée. Dans le pinceau lumineux, en arrière-plan, une masse de granite apparait. Pour sûr, c’est le rivage de l’île que, dans l’obscurité, je n’avais pas distingué. Là aussi, la frontière des deux éléments est confuse. Parallèle à la côte, un amas de fragments de roches blanches baigne dans une encre noire qui ondule. Mon ami se déplace sur les plaques mouvantes les plus larges. Soudain, tel un papillon de nuit en difficulté, ses bras s’agitent, tournoient dans son dos. Son corps s’incline dangereusement en arrière avant de se stabiliser, évitant de justesse la chute qui l’aurait envoyé valdinguer au milieu du cahot. En plusieurs points, des taches de sang couvrent le sol. Le maître se baisse, contrôle quelques pattes, avant de se relever : « Ce n’est rien, hier, j’ai coupé les griffes, peut-être trop courtes. Pas de problème, ils peuvent continuer ! » Le chasseur, à pied au côté de son chien de tête, déplace maintenant l’attelage sur son second filet. Soudain, une lumière sortie de nulle part se dirige sur nous. C’est Eri qui retourne au village, un imposant phoque ficelé à l’arrière du traineau. Les chiens ne s’étaient pas trompés. Étonnamment, la rencontre des deux meutes n’engendre aucune dispute. Les bêtes se reniflent, s’observent à distance avant de s’immobiliser en boule dans la neige, la queue dans le museau. Les deux hommes échangent quelques mots. Ensemble, nous nous dirigeons sur deux nouvelles bornes de glace qui soutiennent et marquent l’emplacement de l’autre filet. La manœuvre se répète. La ligne, une fois libérée de l’étreinte de la surface gelée, les tractions sur l’encrage sont pesantes. Le filet est cette fois lourd et difficile à ramener. Sans perdre un instant, je me positionne au bord du trou, un genou sur le sol gelé, le chasseur dans ma ligne de mire. Au travers de l’optique, la visibilité est exécrable. L’autofocus cherche en vain son sujet. J’hésite un instant à travailler en manuel. Mais, dans l’obscurité, les doigts engourdis par le froid, le bouton de débrayage est introuvable. Le temps presse. Le phoque arrive. Par réflexe je braque la frontale sur l’Inuk en action. Je déclenche au jugé, l’appareil au ras du sol. Les flashs répétés illuminent la scène de ce théâtre en plein air. Sur l’écran de contrôle, les images sont nettes. Un gros phoque argenté, saucissonné dans un costume de nylon aux mailles ajourées est arraché à un trou dans la banquise, et s’élève vers un chasseur au regard satisfait. Je n’ai pas vu grand chose de l’action, mais pour sûr tout est là dans le boîtier. Pendant de nombreuses secondes, l’homme, dans un étrange ballet, enchaîne des passes avec l’animal, tentant de le libérer au plus vite de son linceul quadrillé. La bête dégagée, il replonge les mains dans le trou et avale la dernière longueur de nylon qui, à sa plus grande joie, enlace une deuxième prise. Un large sourire barre son visage : « Nous avons de la chance aujourd’hui !  Pas utile voir autres filets. »

L’Inuk, les pieds calés dans la neige, et les bras en extension, bloque le traîneau

Le travail terminé, une fois le piège immergé et correctement arrimé, prêt pour de nouvelles captures, les dépouilles sont ligotées à l’arrière du traineau. Sur le chemin du retour, calé d’un côté par le chauffeur, elles me servent de l’autre, d’accoudoir. Eri, un brin envieux de cette double prise, nous a depuis longtemps précédé. La meute trottine et ne semble pas pressée de rentrer. Ménageant leurs plaies, le musher les autorise à clopiner à leur guise. À intervalles réguliers, peut-être plus pour se maintenir éveillé et ne pas tomber dans les bras de Morphée, il adresse de légers sifflements, sorte de murmures ou de messages codés aux petites oreilles qui dandinent devant lui. Je savoure la lenteur de ce déplacement qui tout comme en kayak laisse le temps à l’esprit de s’ancrer dans l’espace qui nous entoure, pour au final ne faire plus qu’un avec lui. La magie est telle, qu’on en oublierait presque l’inconfort et les morsures du froid. Au loin, le village sort progressivement du néant. Mais ce n’est qu’une fois les lueurs des projecteurs bien en vue que la troupe accélère et donne le meilleur de son allure. Autant pour la satisfaction d’arriver, que pour impressionner les autres équipes. Après une courte halte au pied de la pente, la horde retrouve la terre ferme et entame une spectaculaire ascension. Un moment, la remorque semble ne pas vouloir suivre. Le fouet claque. Les lignes en éventail se tendent comme des cordes à pinot. L’Inuk, les pieds calés dans la neige, et les bras en extension, bloque le traîneau. Les aboiements des autres meutes résonnent à notre approche. La maison jaune et bleue du chasseur est en vue. L’étoile qui scintille à travers la fenêtre et l’ambiance feutrée derrière les rideaux sont des invitations à terminer au plus vite la besogne. Dans un ultime effort, tout en puissance, la troupe, les griffes plantées dans la pente gelée, décolle la charge. Sans faiblir, elle poursuit sur son élan, passe la maison du maître, avant de s’immobiliser définitivement en surplomb de son carré. Les langues sont pendantes, les souffles rapides, et pour chaque bête que l’on dételle, on peut lire dans leurs yeux, la satisfaction du travail accompli. Ramenées à leurs chaînes, elles sont reçues avec les manifestations de circonstance des quinze membres de l’équipe de réserve. À l’intérieur de la petite maison, la chaleur est suffocante. À peine franchi le sas d’entrée, la buée se colle aux lunettes, et masque pendant d’interminables secondes toute visibilité. Parkas, combinaisons, et bottes sont laissées là. Les cris et les rires de trois fillettes qui gambadent d’un étage à l’autre de la demeure nous accueillent. En deux voyages, les phoques sont portés du platelage au centre de la cuisine, où, une grosse étoile lumineuse, des rideaux orange sur des murs peints en bleu, donne un aspect théâtral à la scène. Nous nous posons dans l’antique canapé d’un âge aussi avancé que le reste de la demeure. Mon ami, impatient de voir les images, me demande si je suis satisfait. Je le rassure d’un « ajunngillat » (elles sont bien). Dorthe, la maîtresse de maison, pose sur la table basse café et petits biscuits. La tasse fumante réchauffe mes doigts, alors que nous savourons les instants d’une journée bien remplie. Face à nous, à même le sol, les deux phoques lentement décongèlent sous les rayons du poêle à pétrole portatif, pendant que la petite Daisy sur un rite arctique dont elle garde le secret, danse pieds nus sur leurs dos lisses et argentés.

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